prix pour la photographie 2020
Rondônia (comment je suis tombÉ amoureux d'une ligne)
Rondônia se penche sur un épisode majeur de l’histoire du Brésil contemporain: les Commissions du Maréchal Rondon. Connues au Brésil sous le nom de “Comissão Rondon”, cette désignation regroupe les nombreuses missions militaires et ethnographiques entreprises par l’État brésilien entre les années 1890 et 1930.
L’officier Cândido Mariano da Silva Rondon dirigera ces corps expéditionnaires dont les principaux objectifs étaient de reconnaître et occuper les vastes zones du territoire amazonien encore inexplorées, établir des lignes et des postes télégraphiques à l'intérieur du pays et délimiter les frontières nationales.
Pour le jeune État sud-américain, ce mouvement d’expansion vers l’intérieur représentait un enjeu national central. D’un point de vue stratégique, le territoire amazonien constituait une frontière à son expansion économique et démographique. Tandis que sur le plan symbolique, l'intégration et la modernisation de l’arrière-pays représentait un chapitre important du grand roman national brésilien occupé à s’écrire. La Commission Rondon produira des milliers de photographies, plusieurs heures d’images filmées ainsi que de nombreux comptes-rendus et inventaires de la faune et de la flore. Au Brésil, l’imagerie des Commissions Rondon va singulièrement et durablement façonner les regards portés sur ce territoire et sur les êtres qui le composent. L’ironie de l’histoire fera que certaines civilisations et toutes sortes d’espèces naturelles ne nous sont parvenues qu’à travers ces archives. Ces enregistrements deviennent pour nous l’ultime trace d’un effacement.
Au cours de son enquête photographique Emilio de Azevedo a travaillé sur et à partir des archives produites par cette commission. Son travail s’est intéressé aux statuts ambigus et intriqués de ces images: tout à la fois source d'information exceptionnelle sur le territoire amazonien, outils de propagande destinés à légitimer l’entreprise civilisationnelle de l’État brésilien, mais aussi et surtout images techniques réalisées en vue de cartographier et contrôler le territoire et les corps (topographie, cartographie, anthropométrie…).
Ce projet s’est déroulé en deux temps, dans un premier, au sein d’archives situées à Paris au Musée du quai Branly puis à Rio de Janeiro au Museu Histórico do Exército et, dans un second, en Amazonie occidentale, dans l’Etat de Rondônia, le long de la route Transamazonienne BR 364 qui emprunte le tracé de la ligne du télégraphe posé par la Commission Rondon au tournant du 20e siècle. En résulte Rondônia (comment je suis tombé amoureux d’une ligne), une œuvre qui met en tension ces archives militaires à mes propres photographies réalisées dans la région amazonienne. Le projet est constitué de photographies imprimées, d’une installation vidéo ainsi que d’un ensemble de diapositives mises sous résine.
Situé à l’intersection de l’histoire offcielle, de la mémoire effacée et du récit personnel, ce projet de recherche artistique utilise des moyens poétiques et créatifs pour interroger les mécanismes fictionnels et la dimension mythologique du grand roman national brésilien. Et bien que circonscrite à une période et à un espace géographique limités, l’histoire de la transformation de ce territoire présente une valeur considérable pour appréhender les soubassements philosophiques et fantasmatiques qui sous-tendent et justifient l’esprit de découverte, l’idéal de conquête territoriale et de domination permanente propre à la modernité occidentale. En faisant se rencontrer différentes temporalités et différents registres d’images, mon travail traite des utopies, des promesses et des échecs de la modernité. Mes allers et retours dans le temps et l’espace visent à densifier notre prise en considération des événements qui nous ont conduit au capitalocène : ce moment où, les activités d'un certain groupe d'individus sont devenues force tellurique.