Trésors de Rapa Nui (l’île de Pâques)

Prêts exceptionnels sur le plateau

Contenu

Découvrez sur le plateau des collections du musée des trésors culturels de Rapa Nui (île de Pâques), et notamment quatre tablettes roŋoroŋo prêtées par la congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie, recouverts de glyphes encore indéchiffrés, placées en regard d'autres pièces de l'île dans le cadre du temps fort que le musée consacre au patrimoine culturel immatériel.

les tablettes roŋoroŋo

Ecriture, mémoire et oralité

Il n’existe en Océanie qu’un seul système de notation qui s’apparente à une écriture. Ces inscriptions dites roŋoroŋo font partie, au côté des grandes moai de pierre et des œuvres en bois qui séduisirent tant les Surréalistes, des trésors culturels de Rapa Nui, aussi connue sous le nom d’île de Pâques. Depuis la fin du XIXe siècle, linguistes, anthropologues et autres savants étudient les glyphes ou pictogrammes qui recouvrent de rares tablettes de bois appelées kohau roŋoroŋo. Il n’en existe qu’une vingtaine conservées au monde. À ce jour, nul ne sait les lire.

Le musée du quai Branly – Jacques Chirac bénéficie jusqu’en juin 2025 d’un prêt exceptionnel de la congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie (Congregazione dei Sacri Cuori di Gesu e di Maria), basée à Rome, de quatre de ces tablettes roŋoroŋo et du cordon de cheveux finement torsadés qui entourait autrefois la plus ancienne d’entre elles. Le visiteur peut désormais les découvrir dans la vitrine consacrée à Rapa Nui, au cœur de la section polynésienne du plateau des collections. Là, les kohau roŋoroŋo dialoguent avec des œuvres issues de la collection du musée qui portent elles aussi des glyphes. Ainsi placés en regard, ces objets interrogent les pratiques mnémoniques et les systèmes d’énonciation rituelle de Rapa Nui, dans le cadre du temps fort que le musée consacre au patrimoine culturel immatériel. Ils donnent également accès aux recherches les plus récentes sur ces artefacts.

La vitrine en images

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Vue d'ensemble de la vitrine présentant des trésors culturels de Rapa Nui (île de Pâques)

© musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Julien Brachhammer

des lignes de glyphes encore indéchiffrés

Les tablettes kohau roŋoroŋo sont recouvertes de glyphes, qui forment les vestiges d’un système de notation unique en Océanie et non déchiffré à ce jour. Les experts nous indiquent qu’ils se lisaient en boustrophédon inversé – comme les sillons continus que trace le bœuf labourant un champ. Chaque ligne était lue de gauche à droite. Puis, pour passer de l’une à l’autre, il fallait tourner la tablette à 180°. Le rythme de ces manipulations, la similitude de certains glyphes avec ceux que l’on trouve sur des objets ou des sites sacrés et le sens perdu de ces motifs laissent penser que ces tablettes étaient autrefois aux mains d’experts rituels. Ces mā‘ori roŋoroŋo conservaient la mémoire de leur interprétation. Ils y auraient consigné le cycle de la lune, les évènements historiques, les légendes et les généalogies de chefs, ainsi que des formules magiques ou liturgiques.

Description détaillée

Les quatre kohau roŋoroŋo originaux et le cordon en cheveux présentés sur le plateau des collections furent acquis à la fin des années 1860 à Rapa Nui par les missionnaires de la congrégation des Sacres-Cœurs de Jésus et Marie (Congregazione dei Sacri Cuori di Gesu e di Maria). Habituellement conservés à Rome par la congrégation, ils sont rarement exposés au public.

A gauche de la vitrine, la plus ancienne des tablettes connues est présentée à côté du cordon de cheveux finement torsadés, d’environ 15 m de long, qui l’entourait en juin 1869 lorsqu’elle fut remise à l’évêque de Tahiti, Mgr Tepano Jaussen, de la part des habitants de Rapa Nui par l’intermédiaire du père Gaspar Zuhmbohm. Les missionnaires voient dans ce geste, outre une allégeance à l’Eglise catholique, une preuve du peu de valeur désormais accordée aux kohau roŋoroŋo que plus aucun habitant de Rapa Nui ne semble être en mesure lire. Ils perçoivent en revanche la valeur du cordon en cheveux, un matériau sacré à travers la Polynésie. Ils en déduisent qu’il s’agit là du véritable cadeau, dont la tablette que les spécialistes appellent « Echancrée » ne serait que le support. En Polynésie toutefois, les objets enveloppés de matériaux sacrés comme les cheveux et le tapa (matériau que l’on trouve aussi sur le cordon) ne sont jamais neutres. L’ethnographie de la région souligne au contraire de façon récurrente leur importance, en particulier leur rôle dans la médiation des forces propres au monde des vivants et à celui des morts et des dieux en contexte rituel.

Le bois dans lequel est façonnée l’Echancrée, de type Podocarpus (Orliac et Orliac, 2008), ne provient pas de Rapa Nui. Il pourrait s’agir de bois flotté. Le laboratoire BRAVHO 14 C Lab de l’université de Bologne l’a récemment daté de la fin du XVe ou du tout début du XVIe siècle (Ferrara et al., 2024). Ces éléments (matériau exogène et ancien) comme le caractère fragmentaire, de la tablette tronquée à ses deux extrémités et échancrée pour pouvoir recevoir une ligature, ou bien encore son don au plus haut représentant de l’Eglise catholique dans l’île peu de temps après sa conversion, vont également dans le sens d’un objet de grande valeur, comme on en trouve d’autres en Polynésie.

Les évolutions dans le temps que révèlent les inscriptions contribuent, elles aussi, à cette interprétation. Elles aident surtout les spécialistes, dont Paul Horley (2021), à mieux comprendre comment ces tablettes étaient fabriquées, utilisées et réutilisées lorsqu’elles étaient encore en usage. La face échancrée a été soigneusement polie avant d'être gravée. Elle comporte 8 lignes de glyphes finement incisés. Le revers, plus rugueux, ne compte que six lignes de glyphes, plus grands et plus grossiers que sur la face A. Il est probable que deux scribes distincts, reflétant peut-être de deux périodes d’utilisation, les aient réalisés.

Le côté le plus grossièrement gravé révèle aussi un repenti. Au centre de la ligne de pictogrammes qui court le long du plus petit des grands côtés, on note la présence de pré-incisions qui ne correspondent pas aux glyphes finalement inscrits à cet endroit. Il semble, d’après Paul Horley, que le scribe ait omis un passage, qu’il a plus tard réintégré. Il a en tous cas finalement superposé aux glyphes pré-incisés de nouveaux pictogrammes. Ce type de correction est fréquent dans certains systèmes d'écriture. La présence de pré-incisions illustre le processus de gravure en deux étapes que suivaient les scribes de Rapa Nui. Les contours des glyphes étaient d’abord tracés rapidement. Puis ces inscriptions superficielles étaient minutieusement incisées plus profondément ou remplacées par des signes parfaitement lisibles.

Paul Horley souligne aussi, au centre de la face la plus soigneusement incisée, un passage dont le rythme lui laisse penser qu’il pourrait s’agir d’une sorte de formule magique plutôt que d’un chant ou d’une récitation, qui sont fréquents dans les pratiques liturgiques polynésiennes. L’enchaînement de six groupes de quelques signes seulement, répétés à plusieurs reprises, suggère l’articulation de sons brefs et répétitifs dont on sait combien l’impact peut être fort dans les pratiques d’oralité de la région.

L’Echancrée

Taillée dans un aviron de chaloupe européen en frêne (Fraxinus sp.), la grande tablette connue dans la littérature spécialisée comme « Tahua », du nom de l’artiste qui l’a sculptée (Jaussen 1886), et parfois aussi appelée « La Rame » témoigne de la fin de la production des kohau roŋoroŋo. Leur sens est alors sans doute déjà perdu, suite notamment à la dépopulation dramatique de l’île que causent les maladies puis les déportations vers les carrières de guano au Pérou, entre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle.

Cette tablette qui porte peu de traces d’usage, a été sectionnée dans sa partie proximale, en amputant le texte (Orliac et Orliac 2008, p. 251-252). Chaque face comporte 8 lignes de signes. D’après Paul Horley, les séquences structurées qu’on y trouve, comme sur celle d'Aruku Kureŋa, suggèrent qu’elles encoderaient un chant comportant des rimes.

Certains glyphes sur « La Rame » renvoient aussi explicitement aux pétroglyphes que l’on trouve à Rapa Nui. Ces similitudes témoignent d’une parenté entre les deux systèmes d’inscription, dans le bois et la pierre.

 

Tahua ou La Rame

Nommée « Aruku Kureŋa » d’après l’artiste qui l’aurait inscrite (Jaussen 1886), cette tablette dont la forme générale est asymétrique comporte près de 1300 glyphes. Elle est en bois mako‘i (Thespesia populnea) (Orliac et Orliac 2008). Sa face convexe est lustrée et présente des inscriptions particulièrement soignées. Au revers, la surface légèrement concave est plus accidentée. Elle semble avoir été grattée et brûlée pour effacer un texte ancien, qui a été ensuite remplacé par de nouveaux glyphes. La face A, convexe, compte 12 lignes de pictogrammes, soigneusement délimitées par le scribe avant qu’elles ne soient inscrites. La face B comporte 10 lignes plus aléatoires.

 

Aruku Kureŋa

Cette tablette, intacte, est également sculptée en bois de mako‘i (Thespesia populnea). Comme les précédentes elle est désignée par le nom de l’artiste que relèvent les missionnaires (Jaussen 1886). Elle compte environ 800 glyphes, répartis sur 14 lignes de chaque côté. Elle se distingue par sa patine d’usage et son aspect lustré qui suggèrent une utilisation cérémonielle prolongée (Orliac et Orliac 2008, p. 255-256). D’après Paul Horley (2021), elle serait la seule des tablettes connues à figurer un calendrier lunaire. 

Mamari

Œuvres en regard

  • Les quatre tablettes roŋoroŋo sont présentées et exposées en regard avec d'autres pièces des collections du musée de Rapa Nui :

Rapa

Ce bâton de danse anthropomorphe en Sophora toromiro, un bois très valorisé à Rapa Nui, est une acquisition récente du musée. Œuvre majeure qui manquait jusqu’ici aux collections publiques françaises, il se distingue d’autres rapa par l’oiseau gravé sous une de ses arcades sourcilières. Ce dernier est proche de certains signes roŋoroŋo et de pétroglyphes que l’on trouve aussi à Rapa Nui.
Cette œuvre rappelle aussi les trajectoires complexes qu’ont parfois suivi les objets océaniens après leur arrivée en Europe. Elle appartenait en effet, elle aussi, autrefois à la congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie. Elle fut cédée par cette dernière autour de 1930 au médecin et collectionneur Stephen Chauvet (1885 - 1950), auteur de l’ouvrage L'Île de Pâques et ses mystères, publié en 1935. Après la collection Chauvet qui intègre plusieurs objets rapanui issus des acquisitions missionnaires sur l’île, le rapa comprend la collection du galeriste parisien Charles Ratton (1895 - 1986). Elle demeure en main privée jusqu’à son arrivée au musée du quai Branly – Jacques Chirac, fin 2018.

En savoir plus

 

Rapa (baton de danse)

Moai kavakava

Cette sculpture en bois de Sophora toromiro dont les yeux sont incrustés d’obsidienne cernée d’os, appartient au type moai kavakava lié aux esprits des morts. Le glyphe anthropomorphe qui figure au sommet du crâne invite à s’interroger sur les liens qui existaient autrefois entre différentes pratiques rituelles à Rapa Nui.

Elle se trouvait autrefois dans la collection du prince Roland Bonaparte (1858 – 1924)

Moai kavakava

Tabatière

Cette tabatière semble taillée dans une tablette roŋoroŋo tardive. Elle pourrait avoir été réalisée à destination d’un visiteur occidental dans les îles ou par un de ces voyageurs. Elle entre dans les collections publiques française grâce à un achat du musée de l’Homme en 1962.

Tabatière

Moulage

Ce moulage en plâtre peint illustre les recherches menées au XXe siècle sur le système de notation roŋoroŋo. Ces dernières entrainent la production de nombreux facsimilés. Moulages et transcriptions graphiques favorisent en effet l’accès des chercheurs aux objets et aux glyphes. L’original de cette tablette est conservé au British Museum à Londres.
Il s’agit d’un achat auprès du British Museum en 1933. Ancienne collection du Musée de l’Homme.

Le musée du quai Branly – Jacques Chirac conservent plusieurs facsimilés de ce type, dont des copies en plâtre des kohau roŋoroŋo conservés par la Congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie à Rome. Leur aspect varie selon le traitement du plâtre, peint ou laissé brut par exemple.

  • Illustrations : 71.1933.27.4.1 et 71.1933.27.4.2

 

Moulage

Histoire des collections

Les quatre tablettes originales présentées en vitrine appartiennent à la collection de la congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie (SS.CC.), à Rome.
Outre l’Echancrée, qui fut remise par les Rapanui à Mgr Tepano Jaussen dès 1869, par l’intermédiaire du père G. Zuhmbohm, les trois autres furent acquises par le père H. Roussel ou le père G. Zuhmbohm dans un laps de temps très court, entre 1869 et 1870. Les missionnaires les recherchent alors activement auprès des habitants de l’île. Elles intègrent ensuite la collection de Mgr T. Jaussen à Tahiti, le 13 octobre 1870, puis sont envoyées à l’Institut de France en 1887 et rejoignent la Maison Mère de la congrégation en 1888.

Au musée du quai Branly – Jacques Chirac, la plus grande partie des collections originaires de Rapa Nui (l’île de Pâques) proviennent de la mission franco-belge Métraux-Lavachery (1934-1935). Cette mission, qui s’inscrit dans le même temps de la recherche scientifique que d’autres dont la plus connue est sans doute la mission Dakar-Djibouti (1931-1933), se concentre sur Rapa Nui où une équipe interdisciplinaire menée par l’ethnologue suisse Alfred Métraux et l’archéologue belge Henri Lavachery passe 13 mois. Les collections rejoignent à leur retour les collections du musée d’Ethnographie du Trocadéro et celle des musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles.

à propos des tablettes

Île volcanique de 164 km2, Rapa Nui est l'une des dernières îles de Polynésie à être peuplée, entre 800 et 1200 de notre ère. Située à plus de 3000 km à l’ouest des côtes du Chili, sous la tutelle duquel elle se trouve depuis 1888, et à plus de 2000 km à l’est de Pitcairn, l’île polynésienne dont elle est géographiquement la plus proche, elle doit sa singularité à cette isolation relative ainsi qu’à certains facteurs environnementaux et historiques largement discutés dans la littérature spécialisée. Selon les disciplines, les chercheurs l’ont décrite en effet tour à tour comme un modèle des effets du dérèglement climatique, de la surexploitation des ressources ou de la violence des pratiques coloniales et esclavagistes dans la région. D’un point de vue culturel, toutefois, Rapa Nui demeure fondamentalement polynésienne. La langue qui y est parlée comme les célèbres statues érigées sur ses côtes, le rapport aux oiseaux que démontre certains rites saisonniers ou bien encore la hiérarchie sociale que décrivent les premiers européens à la visiter, font explicitement écho à ce que l’on observe ailleurs, y compris en Polynésie aujourd’hui française.

à propos de Rapa Nui (île de Pâques)

Dates marquantes

  • Entre 800 - 1200 AD : arrivée de premiers voyageurs polynésiens
  • 1722 - le navigateur de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, Jakob Roggeveen, accoste sur l’île le dimanche de Pâques et la nomme Paasch-Eyland (île de Pâques).
  • 1859 – 1863 : alors que la dépopulation de l’île est déjà considérable, suite à de précédents contacts avec les Européens, les raids des marchands d’esclaves de Callao au Pérou conduisent à la déportation d’environ 1 500 habitants de Rapa Nui vers les carrières de guano des îles Chincha, et provoquent une fracture de la transmission des connaissances culturelles.
  • 1864 – installation de la première mission catholique sédentaire sur l’île
  • 1888 – annexion par le Chili

Bibliographie

  • Ferrara, S., Tassoni, L., Kromer, B. et al., 2024, The invention of writing on Rapa Nui (Easter Island). New radiocarbon dates on the Rongorongo script. Sci Rep 14, 2794. https://doi.org/10.1038/s41598-024-53063-7
  • Horley, Paul, 2021, Rongorongo: Inscribed Objects from Rapa Nui. Rapanui Press.
  • Jaussen, Tepano (Mgr), 1886, L’île de Pâques ou Rapa Nui, histoire et écriture. Manuscrit conservé par la congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie à Rome.
  • Laurière, Christine, 2014, L’Odyssée pascuane. Mission Métraux-Lavachery, île de Pâques (1934-1935), Paris, Lahic-Ministère de la Culture et de la Communication.
  • Orliac, Catherine & Orliac, Michel, 2008. Trésors de l’île de Pâques/Treasures of Easter Island. Éditions Louise Leiris/Éditions D.
  • Orliac, Catherine, 2005, The "Rongorongo" tablets from Easter Island: botanical identification and 14C dating. Archaeology in Oceania 40 (3), pp. 115-119.

 

Dates marquantes et bibliographie