par Stéphane du Mesnildot
"Pour écrire une histoire des fantômes au cinéma, on pourrait suivre une chronologie classique. Mais on le sait bien, le temps et l’espace ne sont rien pour les spectres et il nous faut emprunter une autre voie, celle des sentiments, car ce sont eux qui reviennent hanter les vivants : le chagrin, les regrets, l’amertume et la solitude. C’est la voie des amours fantômes, des femmes assassinées réclamant justice, des enfants spectres se cherchant des familles humaines, des félines vengeresses…
Les spectres de la gothic horror nous racontaient la solitude des âmes errant dans des maisons sinistres chuintantes de plaintes lugubres, dans des escaliers plongeant dans les ténèbres, au long de corridors sans fin. Aux USA ou en Asie, ils ont pris possession des grandes cités modernes. Dans l’Amérique des années 60, la jeune femme de Carnival of Souls (Herk Harvey, 1962) connait d’effrayantes crises existentielles, s’évaporant dans les centres commerciaux ou les autocars telle une héroïne d’Antonioni. Celle de The Spiritual World (Tharatap Thewsomboon, 2008) est poursuivie par des créatures grisâtres et décharnées dans un Bangkok de cauchemar.
Il y a des circulations secrètes entre les pays et les époques. Les eaux troubles de Venise ou des parents endeuillés viennent oublier la mort de leur enfant (Ne vous retournez pas, Nicholas Roeg, 1974) semblent irriguer la campagne pluvieuse de Séance (Kiyoshi Kurosawa, 2000) ou un couple de médiums est hanté par une fillette fantôme. La solitude c’est aussi celle de la célèbre Sadako de Ring (Hideo Nakata, 1999), qui fait payer à la jeunesse japonaise son atroce agonie au fond d’un puits. Le meurtre de Sadako était resté impuni et c’est cela qui rend sa hantise impitoyable.
Dans le chef-d’œuvre de Nakagawa Histoire de fantômes japonais (1959), ce sentiment d’injustice anime Oiwa, mère de tous les spectres nippons, qui revient d’entre les morts pour rendre fou son époux, un cruel samouraï. Venant aussi du théâtre Kabuki et des estampes, la démone du Manoir du chat fantôme (Nobuo Nakagawa, 1958) réclame aussi justice pour une épouse violée et poussée au suicide par un vil seigneur. Plus sentimentale, la femme des neiges de Kwaïdan (Masaki Kobayashi, 1964) et Snow Woman (Kiki Sugino, 2016) prend chair humaine par amour pour un chasseur. Mais gare à lui s’il vient à la trahir. Chez Jacques Rivette (Histoire de Marie et Julien, 2003), grand maître français des fantômes, les amants autrefois séparés vont arrêter le temps et revivre leur amour au-delà de la mort.
Et si tout échoue et qu’aucune rétribution n’est possible, il ne reste plus qu’à griller en enfer en attendant une prochaine réincarnation, comme dans l’halluciné Jigoku (1960) de Nakagawa où l’on croise des géants musculeux écorchant les damnés ou les plongeant dans des lacs de feu. Enfers glacés et bleus de la solitude et du remord, enfers rougeoyants de la chair souffrante, rarement on aura ressenti au cinéma les tourments de la condition humaine.
On ne réduira cependant pas les sentiments spectraux à leur seule dimension funeste. Le rire peut aussi s’inviter au pays des fantômes. Au Japon, ce sont les malicieux et cruels yokaïs, dont les chasseurs doivent se garder des mauvais tours. A Hong Kong, des vampires sauteurs, mandarins à la face de zombie (Mr. Vampire, Ricky Lau, 1985) sont les acteurs de comédies kung-fu, tout à la fois farceuses, raffinées et soucieuses des traditions. Aux USA, dans Les Aventures de Jack Burton (1986), John Carpenter a lancé ses héros naïfs aux trousses de sorciers mandarins dont les yeux projettent des rayons lasers.
Il faut bien le reconnaître, qu’ils soient asiatiques ou occidentaux, tragiques ou burlesques, éplorées ou farfelus, ces fantômes nous ressemblent beaucoup.